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Edito de Sophie Le Garrec

mardi 14 janvier 2014 par Apsapa, Gilles Vieille Marchiset

Les revers des discours préventifs sur les addictions : (en)jeux de la notion de risque ? Par Sophie Le Garrec, Maître d’enseignement et de recherche, Domaine Sociologie, politiques sociales et travail social de l’Université de Fribourg (Suisse).

Prévention et risques. Une alliance de mots si « évidente » qu’il est rare que l’on s’y attarde. Pourtant cette notion de risque usitée par les acteurs de santé publique dans la plupart des campagnes de prévention primaire pose problème d’un point de vue sociologique.

Rappelons tout d’abord les définitions des deux notions avant d’en évoquer quelques limites. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la prévention primaire est l’ensemble des moyens mis en œuvre pour empêcher l’apparition d’un trouble, d’une pathologie ou d’un symptôme. Elle s’effectue notamment par la diffusion d’information auprès de la population en général ou de groupes cibles. Elle consiste à lutter contre des risques avant l’apparition de pathologies. Ce type de prévention est complexe et difficile car des plus ambigus. En effet, le fait même que le problème sanitaire ne soit pas encore ressenti et vécu par les individus explique toute la difficulté de convaincre de la réalité des risques morbides, voire mortels, d’une pratique ou d’un comportement. Seuls les acteurs de la prévention ont une vision prospective des risques potentiels et de la légitimité de leur intervention afin de changer certains comportements pour maintenir la santé dans le futur.

Le risque quant à lui est communément défini comme la probabilité de la survenue d’un événement néfaste ou dangereux dans ses conséquences. Selon François Ewald, il s’agit d’une incertitude qui caractérise les conséquences d’une action ; l’incertitude étant elle-même explicitée comme ce qui ne peut être déterminé, connu à l’avance.

Or force est de constater que « le risque » annoncé et utilisé dans les brochures et plus globalement dans le discours préventif ne regroupe quasiment jamais ces deux impératifs de la définition : l’occurrence d’apparition et le(s) danger(s) potentiel(s) des effets. Le plus souvent, le risque est uniquement associé aux conséquences, notamment les plus dramatiques.

Dans cette perspective, aux pratiques catégorisées médicalement comme à risque, est associée une énumération d’effets nuisibles. Par exemple, à la consommation d’alcool sont accolés les risques de cirrhoses, de cancers, d’alcoolisme, d’agressivité, de relations sexuelles non protégées, de difficultés scolaires, d’accidents de la route, etc. ; à celle du cannabis, des risques judiciaires, de déscolarisation, de troubles du comportement, d’accidents psychiatriques, de dépendance forte, etc.

Le listing quasi-exhaustif des « risques » observés dans de nombreuses brochures de prévention (ou interventions en milieux scolaires) ne précisent pas, le plus souvent, les probabilités d’apparition de ces effets nuisibles. Or, la plupart des adolescents et jeunes adultes rencontrés dans nos recherches s’interrogent sur la réalité effective de ces risques. Il s’agit plus de l’effet de cumul et de focalisation sur des conséquences extrêmes qui interpellent et créent un déphasage entre les argumentations expertes et la perception de réalité des individus profanes. En effet, la plupart des personnes que nous avons rencontrées dans le cadre de nos recherches depuis une quinzaine d’années, n’ont jamais ressenti ou vécu les risques immédiats mentionnés par la prévention tels que les comas éthyliques (dont la presse a largement participé à l’amplification et à la surévaluation), les violences physiques et sexuelles, la déscolarisation, les maladies psychiques, etc. Le sentiment d’exagération du propos préventif est alors souvent mobilisé par les usagers (« ils – les acteurs de la prévention – veulent nous faire peur, mais moi, je n’ai jamais vécu le moindre risque dont on nous parle sans arrêt (…) ni jamais vu ça chez mes potes ») et engendre chez certains un discrédit systématique et général du discours de santé publique.

Chez d’autres, ce constat amène à une réaction totalement contraire à l’objectif visé par les campagnes de prévention : le fait de ne jamais avoir vécu les situations risquées et les troubles pathologiques énoncés dans le discours préventif démontre par conséquent d’une bonne gestion de sa consommation. Une rhétorique de retournement du discours s’installe alors et participe de la validation que « je suis un bon consommateur ».

Par ailleurs, l’utilisation de statistiques n’est pas absente dans le discours de santé publique. Elles apparaissent de manières diverses : parfois dans l’annonce de la probabilité d’apparition de maladie ou de mortalité sur le long terme (10, 15, 20 ans) ; plus souvent par le pourcentage de consommateurs démontrant de l’urgence à intervenir. Dans ces utilisations, le chiffre devient « un risque » en soi : le risque, c’est le taux de consommation.

Quel que soit le registre, la prévention dans ces derniers exemples est une prévention sans acteurs réels et sans analyse explicative. L’énonciation des chiffres de consommations et des effets morbides n’apportent aucun élément de compréhension quant à l’entrée et au maintien « en » consommation des usagers. Ce recours argumentatif quantifié et cette logique épidémiologique restent uniquement descriptifs.

Deux types de logiques et de rapports aux risques sont donc repérés et le plus souvent antithétiques. D’une part la logique préventive qui se construit autour d’une vision rationaliste, objectiviste et médicalisée ; d’autre part, la logique des usagers qui s’ancre principalement sur la qualité subjective des usages, de leurs sens et de leurs utilités sociales.

Se heurtent donc dans les faits, deux normes auxquelles les risques sont associés de manière différentielle : les normes d’usage et les normes de principe. C’est dans ce hiatus des référentiels des discours que se pose le problème majeur de la prévention aujourd’hui. Malgré quelques timides tentatives pour concilier, dans certaines actions de santé publique, les visions expertes et profanes, la prédominance du discours sanitaire reste aujourd’hui distanciée de la perspective et des usages des consommateurs.

Positionnement d’autant plus étonnant que les enquêtes épidémiologiques et statistiques en sciences sociales relèvent que la quasi-totalité des usagers de produits addictifs reconnaissent pourtant la dangerosité du tabac, de l’alcool, du cannabis, etc. mais sans l’associer à leur propre consommation. Pour le dire autrement, la connaissance de la dangerosité d’un produit, n’en limite pas sa consommation ; ce qui démontre bien que les ressources explicatives du recours aux produits addictifs par exemple sont à chercher en dehors du registre sanitaire. Et c’est bien là, l’enjeu fondamental d’un virage nécessaire à entreprendre dans la logique à l’œuvre actuellement au sein des politiques de santé publique. Évoquons quelques éléments qui pourraient être pris en compte dans les réflexions et les projets de médiation préventive.

Premièrement, la prévention et les risques pensés comme nécessairement associés aux faits de morbidité et de mortalité doivent sortir de ce registre médical et sanitaire pour intégrer davantage les approches sociologiques et les « bonnes raisons » des usagers d’avoir recours à cette consommation. Les acteurs de santé publique occultent encore trop fréquemment le fait que les conduites ou pratiques qu’ils catégorisent comme à « risque » recouvrent pourtant des besoins, des utilités sociales, parfois même des effets qui permettent de lutter contre d’autres risques perçus comme bien plus importants et menaçants pour les usagers.

Deuxièmement, une modération du recours aux arguments anxiogènes mobilisés dans certaines campagnes de prévention doit s’imposer afin de réintégrer la réalité du plus grand nombre. Les risques et les usages mentionnés dans le discours public et sanitaire reposent essentiellement sur des profils-types de consommateurs et de consommations « extrêmes » ne représentant qu’une infime minorité des jeunes. Or, ces postures sans nuance généralisent à l’ensemble des jeunes ce type de pratiques pourtant marginales (aux alentours des 5 % selon les enquêtes). Autrement dit, des usages nocifs et toxicomaniaques de certains jeunes deviennent les usages nocifs et toxicomaniaques des jeunes.

Troisièmement, les rapports et enjeux des temporalités sociales doivent être intégrés dans le raisonnement préventif. Vouloir asseoir une argumentation sur les risques projetés dans l’avenir de chacun est, dans nos sociétés hypermodernes, illusoire : l’immédiateté, le court terme et l’urgence sont devenus les principaux rapports aux temps dans nos sociétés. Comment continuer dès lors à parler de long terme, de durabilité et de préservation de sa santé ?

Enfin, la cohérence du discours préventif doit s’harmoniser avec les progrès scientifiques, médiatisés par ailleurs, pour ne pas paraître paradoxal et comminatoire. Prenons un exemple. « Fumer provoque le vieillissement de la peau ». Pour ce faire, à l’instar d’un logiciel de sensibilisation (smoke-effects) utilisé en Suisse, l’objectif est d’agir sur ce « risque » esthétique en projetant aux jeunes fumeurs d’une vingtaine d’année, deux simulations de leur visage à 55 ans : l’une simulant le visage d’une personne fumeuse et l’autre n’ayant jamais fumé. Mais, comme nous l’ont mentionné à de multiples reprises les groupes de jeunes que nous avons rencontrés, comment se sentir vraiment concerné par ces projections qui semblent d’une part très – trop – lointaines et d’autre part assez paradoxales au vu de la palette d’adjuvants (pseudo)médicaux et de techniques chirurgicales présentés ces dernières années pour lutter contre le vieillissement (soins, crèmes « anti-âges », médicaments DHEA, Botox, acide hyaluronique, interventions esthétiques, etc.).

L’évidence du risque et de la prévention sanitaire doit donc être ré-envisagée à l’épreuve des réalités sociales des usagers. Il s’agit de rompre avec le modèle erroné de l’utilisation de l’épidémiologie médicale comme outil de description des situations et des évolutions des consommations qui est pourtant de plus en plus usité comme données de médiation avec les publics-cibles dans le cadre de la prévention. Les effets des consommations légitimement pris en charge par la médecine ne doivent en rien se substituer à l’explication des causes qui, elles, relèvent ici de social et/ou de la psychologie… et non de la médecine.

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