Patrick Baudry, sociologue et anthropologue, professeur des Universités à Bordeaux III, propose un premier éditorial sur les ambiguïtés du « corps en trop » dans les sociétés contemporaines. Patrick Baudry a été l’élève du grand anthropologue de la mort, Louis-Vincent Thomas, longtemps Professeur à la Sorbonne. Il a étudié notamment la ritualité funéraire, le corps extrême, la pornographie et ses images, l’adolescence en souffrance et l’esthétique de la ville. Il est membre du MICA, laboratoire des sciences de l’information et de la communication.
Le corps en trop
Marcel Mauss fait en 1934 une conférence sur les « Techniques du corps » dans laquelle lui-même, en tant qu’orateur, se met en scène et implique ses auditeurs. Le corps n’est pas qu’anatomie, ossatures et ligaments. Il n’est pas seulement ce qu’une culture contribue à former en raison de modes alimentaires et vestimentaires. L’affaire n’est pas celle de l’apparence : il ne suffit pas de commenter les pratiques observables d’un engin déambulatoire. Si le corps est « fait social total », c’est parce que son analyse convoque toutes les instances d’une société, et qu’il constitue la conjugaison du biologique, du psychologique et du social.
La démonstration de Mauss se situe dans la droite ligne de la leçon durkheimienne : ce que l’individu croit vivre sur un mode naturel ou comme relevant de sa décision propre, provient de sources contraignantes et extérieures. L’incorporation de la culture naturalise la reproduction des manières d’être et de faire .
Le corps n’est pas que le corps. Un engin organique dans un environnement social. La leçon sociologique montre que ledit environnement pénètre au-dedans de l’individu et précisément par son corps. Le corps intériorise ce qui ne vient pas de lui, et donc le « décor » n’est pas l’entourage d’une biologie principale. Le corps actualise la culture où il est pris. Il est l’instrument d’une reproduction d’autant plus naturalisée qu’elle se pense comme naturelle. Le choix d’une activité sportive dépend a priori d’un individu et de sa capacité à faire valoir ses goûts. Mais ce n’est jamais au hasard de circonstances personnelles que la pratique est choisie. La sociologie de Pierre Bourdieu montre qu’elle correspond à une représentation intériorisée du corps et à la logique de ses usages dans un monde social qui catégorise et hiérarchise des manières de faire. On peut suivre le corps en toute occasion, regarder comment il s’alimente, joue, s’habille, ou ses manières de parure, que l’on retrouve toujours la même structuration. Au final, le propriétaire prétendue de sa propre organicité et des apparences qu’il veut en produire, s’illusionne sur ses pouvoirs de décision. Le corps n’est pas seulement hérité d’une généalogie. Il est pris dans la reproduction d’un système de pratiques et de représentations. A l’encontre d’une sociologie psychologiste, il n’est pas mauvais de rappeler une école qui, à l’instar de la psychanalyse, vient redire autrement que l’individu n’est pas qu’un individu, et surtout qu’il ne saurait être considéré comme le producteur d’organisations, ou le possible rival d’institutions.
L’interrogation que Mauss portait sur « les actes traditionnels efficaces » bouleverse aussi les certitudes du classicisme sociologique. L’enjeu n’est pas d’étendre le territoire d’investigation jusqu’au corps, mais, depuis les manifestions corporelles, d’analyser des rapports au monde. La psychanalyse et la phénoménologie (entre autres) compliquent encore les choses. A la fin quand on veut parler du corps, on sait qu’il ne suffit plus de distinguer entre des manières culturelles de lacer ses chaussures ou de se moucher. Aussi bien le corps n’est-il pas l’excellente occasion d’une « pluridisciplinarité », comme s’il suffisait d’additionner des savoirs pour faire de mieux en mieux le tour du propriétaire.
Il faut ainsi s’entendre sur ce que serait « le corps » dans la société d’aujourd’hui. Normé, discipliné, contrôlé, il peut sembler qu’il serait le lieu même d’un développement personnel, d’une expression singulière, d’une autonomie. Le corps n’est pas seulement maîtrisé : il est devenu en tant que fiction de l’individu s’y exprimant selon sa « nature » ou ses « affects », la forme d’une maîtrise des manières d’être, c’est-à-dire de s’adapter et de convenir à une bienséance « citoyenne ». Pour le dire autrement, le corps est devenu, bien plus qu’un cible, la source d’évaluation des « bonnes pratiques ».
En vérité, le corps qui n’est pas qu’un instrument à disposition d’un individu qui pourrait décider de ses usages, mais tout ce que qu’une société d’évaluation et de prétendue productivité récuse, devient « en trop » . Une publicité disait qu’il fallait boire « et éliminer ». Une autre expliquait qu’il fallait « fouetter ses rondeurs ». Une autre encore énonçait qu’il fallait valoriser « la forme, pas les formes ». L’idéalisation du champion ou de l’aventurier de l’extrême s’organise depuis une détestation du corps et de ses limites. Le corps est précisément cette limite qu’il faut dépasser pour s’aventurer dans une forme : une capacité d’auto-affirmation qui supposerait de se libérer d’une détermination trop humaine.
Un tel propos peut sembler reposer sur quelques anecdotes (quelques slogans publicitaires pourraient-ils valoir de « preuves » ?) ; ou l’on pourrait dire qu’il relève d’un catastrophisme très généraliste. Il prend peut-être tout son sens quand on étudie la volonté de « mettre au sport » des catégories de populations comme si, naturellement bon pour la santé, un modèle d’attitudes « physiques » devait se généraliser. Patrick Baudry, Professeur de sociologie, Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3.
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