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Edito de Sylvia FAURE

lundi 31 août 2015 par Gilles Vieille Marchiset

Les ressources mobilisées dans les parcours déstabilisés en milieux populaires

Introduction

Dans le cadre d’un projet soutenu par l’Agence nationale de la recherche (« Vulnérabilités, édition 2008), notre équipe a eu pour objectif de comprendre les conditions favorisant le maintien ou au contraire la sortie de situations déstabilisantes dans les milieux populaires à faible capital économique, d’étudier les effets conjugués, positivement ou négativement, des dispositifs institutionnels mis en œuvre pour aider les individus et les familles, et les « ressources » dont disposent les individus, qu’elles proviennent d’associations locales, ou de leur parcours biographique (ressources relationnelles, familiales, résidentielles, professionnelles, scolaires, langagières). Contre les visions misérabilistes des milieux populaires, mais sans nier les inégalités sociales et économiques auxquelles se confrontent les familles populaires, nous avons souhaité rendre compte de la manière dont elles font face aux situations difficiles ou incertaines, en montrant comment les logiques institutionnelles s’appuient sur leurs ressources ou au contraire comment elles ne les reconnaissent pas, ni ne tiennent compte des contraintes spécifiques des familles (ce qui peut déstabiliser voire aggraver, les situations sociales et familiales). Les terrains de nos enquêtes ont porté sur les situations d’emploi et d’accès au logement de jeunes de milieux populaires engagés dans des Missions Locales ou des associations d’aide (Laurence Faure et Eliane Le Dantec), sur des parcours de dés-scolarisation de jeunes adultes et adolescents à la suite de ruptures scolaires au collège et de leur prise en charge dans des dispositifs chargés de les « rescolariser » (Mathias Millet et Daniel Thin), sur des parcours de relogement suite aux démolitions d’immeubles dans des quartiers populaires faisant l’objet de la politique de rénovation urbaine (Pierre Gilbert et Sylvia Faure). Deux terrains ne sont pas d’emblée marqués par un processus de déstabilisation mais renseignent sur les formes de ressources et sur la manière dont celles-ci sont mobilisées par les individus : d’une part les conditions de professionnalisation et d’engagement dans le métier de footballeurs de la part de jeunes de milieux populaires (Frédéric Rasera et Julien Bertrand) et, d’autre part, les parcours de femmes de quartiers populaires participant à des groupes de femmes (Daniel Thin) ainsi que le traitement d’une partie d’une recherche financée par la CNAF traitant du poids des temporalités et des régulations domestiques sur les parcours scolaires d’enfants de familles nombreuses (Julien Bertrand et Gaêle Henri).

Les conditions d’appropriation des dispositifs institutionnels en milieux populaires

Nous avons particulièrement traité des conditions d’appropriation des dispositifs institutionnels en milieux populaires, montrant que les individus ou les familles qui en bénéficient objectivement sont en mesure de mobiliser par ailleurs des supports, notamment issus de l’incorporation de pré-requis scolaires, de savoir-faire langagiers, ou encore de bénéficier d’une « bonne réputation » au sein des réseaux d’interdépendance comme la « bonne réputation » de la famille par le bailleur qui loue des appartements dans le cadre d’une politique de relogement en HLM. Nous avons donc observé les conditions d’appropriation des pratiques et discours institutionnels par les enquêté-es des milieux populaires en traitant de leur « interrelation » avec les acteurs institutionnels, en mettant en exergue les propriétés sociales et les interdépendances objectives des fractions les plus démunies des milieux populaires susceptibles de faire ressources ou au contraire obstacles dans leurs relations aux institutions. Ces propriétés objectives sont incorporées sous forme de dispositions langagières, cognitives, pratiques, et orientent donc différemment l’appropriation des injonctions institutionnelles à la « mobilité » (spatiale, professionnelle), à la « réflexivité », à la production de « projet », etc. Parce qu’ils ne peuvent pas toujours s’y conformer - du fait de leurs dispositions, de leur ethos mais aussi de leurs conditions matérielles d’existence -, les individus sont d’autant plus sensibles à la violence normative exercée par les actions et les discours institutionnels. Les rapports des catégories populaires à ces dispositifs varient ainsi entre la mise à distance, souvent liée à des parcours de disqualification, et l’appropriation de ces dispositifs pour les catégories les mieux dotées en ressources exigées par les institutions, même s’il s’agit la plupart du temps d’« appropriations hétérodoxes », en décalage avec les attentes institutionnelles. Mais, quelle que soit la manière dont ces publics se les approprient, l’effet de ces dispositifs d’« encadrement des classes populaires » n’est pas neutre. Ils produisent d’une part des effets objectifs sur les conditions matérielles d’existence, sur les parcours, les positions sociales et les ressources des publics visés. Ils participent d’autre part, autant pour les catégories les plus à distance des institutions que pour celles qui adhèrent à ces dispositifs, à transformer le rapport subjectif que celles-ci ont à leur parcours, à leur position dans l’espace social. Ce qui, en retour, n’est pas sans produire d’effets objectifs sur leurs ressources, en modifiant par exemple leur investissement dans certains réseaux relationnels qui peuvent par ailleurs constituer des ressources : par exemple, en modifiant la pente de la trajectoire sociale, ces dispositifs institutionnels peut conduire à mettre à distance l’appartenance à certains groupes de pairs. Par opposition à un grand nombre de travaux, l’analyse de la relation entre les dispositifs institutionnels et leurs publics n’est réalisé ici ni « par le haut » (l’étude des discours publics, etc.), ni par les agents des différents services (étude par le travail des agents des dispositifs institutionnels en actes). Afin de saisir les logiques des institutions d’encadrement des classes populaires étudiées, cette analyse est néanmoins esquissée pour les dispositifs les moins connus par la recherche, comme les centres de formation de footballeurs ou la prise en charge des relogements (à l’inverse par exemple de l’institution scolaire, dont la logique est déjà décrite par de nombreux travaux). Mais les populations sur lesquelles interviennent les dispositifs constituent le cœur des terrains mobilisés, et ce sont donc les logiques sociales de leur appropriation qui orientent entièrement le propos, en soulignant les rapports de domination qui les structurent sans les résumer entièrement.

Ressources et contraintes non reconnues par les institutions

Dans les parcours des individus, sont mis en jeu des « ressources ». Cette notion renvoie à l’idée que ces derniers disposent, même dans les pires conditions d’existence, de « réserves qui peuvent être de type relationnel, culturel, économique, etc., et qui sont les assises sur lesquelles peut s’appuyer la possibilité de développer des stratégies individuelles. Si la précarité des conditions d’existence va de pair avec une relative altération des ressources matérielles, symboliques, psychiques, relationnelles des individus et des groupes concernés, elle n’exclut pas, dans les classes populaires les plus démunies, l’existence de ressources individuelles, collectives voire bien sûr institutionnelles qui peuvent être mobilisées et permettre de « faire face » ou de remanier les modes de vie, les relations, les ancrages. Loin de tout fatalisme social réduisant les acteurs aux caractéristiques supposées défaillantes de leur économie psychique ou de leur position sociale, nous avons envisagé les situations de précarité en ce qu’elles impliquent des processus de socialisation, portent la potentialité ou la nécessité de transformations de soi, redistribuent, compensent ou renforcent les ressources des individus. Ces processus de socialisation sont envisagés non pas sous le seul angle individuel mais dans leurs dimensions collectives, que celles-ci relèvent des configurations proximales (familiales, collectif de travail, associations locales…) ou des actions institutionnelles non délibérées. Les ressources sont donc susceptibles d’être de différents ordres : relationnels (élargissement des réseaux de sociabilité, transformation des relations sociales), socio-professionnels (changement de situation professionnelle ou d’emploi), collectifs (entraides sociales, soutiens associatifs), psychologiques (thérapie, transformation de soi, travail d’écoute), matériels (économiques, résidentiels et spatiaux)… Un certain nombre de ressources sont invisibles pour les institutions (réseaux de sociabilités et ressources locales, manières de penser e d’être « pris » dans des relations de solidarité), voire peuvent être perçues comme des « manques d’autonomie ». Certaines ressources dérivent des socialisations institutionnelles (notamment scolaires) antérieures et ne sont pas conçues comme des « savoir-faire » car elles paraissent « aller de soi » par les acteurs institutionnels, nous pensons en particulier aux manières de parler, de s’adresser aux acteurs institutionnels, aux « compétences » pour présenter son dossier (tel un dossier de demande de relogement), ou pour aller chercher des informations sur internet ou auprès de personnes « expertes » (informations juridiques, notamment). Or ces ressources sont très inégalement distribuées parmi les membres des milieux populaires notamment parmi les fractions les plus en difficulté socialement et économiquement.

Conclusion

L’analyse de ces ressources et contraintes – et de la façon dont elles sont prises en compte ou non par les acteurs institutionnels – permet de rompre (s’il le fallait) avec les visions misérabilistes qui s’expriment à l’encontre des fractions populaires les plus éloignées des normes sociales et institutionnelles sous forme de pratiques et de discours relevant d’une rhétorique de la « vulnérabilité » de la « fragilité », de « problèmes psy » que connaîtraient certains membres de ces fractions, ou encore quand les manières d’être et de faire sont vues comme étant de l’ordre de « la mauvaise volonté » de la « résistance », etc. On le voit, cette démarche analytique est celle de la « rupture » avec les catégories de perception, de jugement, de classement, qu’opèrent le sens commun, le discours d’expertise, ou le discours institutionnel. Mais elle courre un risque : celui du populisme, c’est-à-dire de donner à voir des milieux populaires autonomes, capables de mobiliser des ressources insoupçonnées et n’ayant finalement pas « besoin » des aides institutionnelles. La vigilance épistémologique vise - à l’instar des réflexions de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron dans Le savant et le populaire à propos de l’autonomie et de l’hétéronomie des milieux populaires - à rendre compte des conditions d’appropriation des dispositifs institutionnels et donc à aller au-delà des découpages socio-économiques des groupes sociaux qui tendent à homogénéiser les groupes, à faire de ses membres des cas homologues et exemplaires de leur groupe d’appartenance du fait qu’ils ont en commun des propriétés socioprofessionnelles et économiques. De fait, contre l’homogénéisation des enquêté-es, l’approche méthodologique privilégiée a été celle de la reconstitution des « parcours biographiques » ce qui revient à analyser les conditions de socialisation antérieures (scolaires, familiales, professionnelles, résidentielles…), les trajectoires familiales (notamment en regardant du côté des parents, grands-parents, fratries) et à reconstituer finement les conditions actuelles d’interdépendance des individus (les entraides familiales, les solidarités, les interconnaissances, les soutiens collectifs – associatifs par exemple – etc.). L’attention portée aux parcours biographiques permet dès lors d’échapper à une vision statique des propriétés sociales et d’entrer dans la manière dont celles-ci s’articulent et se reconfigurent au cours du temps pour chacun des acteurs étudiés.

Sylvia Faure, professeure d’université en sociologie, Université Lyon2, Centre Max Weber (CNRS UMR 5283 ) Equipe : Modes Espaces et Processus de Socialisation.

Cet article est issu d’un programme de recherche (2009-2013) conduit par : FAURE Sylvia, THIN Daniel (qui ont été les responsables du projet), BERTRAND Julien, FAURE Laurence, GILBERT Pierre, HENRI Gaële, LE DANTEC Eliane, MILLET Mathias, RASERA Frédéric.

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